Une lutte sans relâche
Le soutien masculin pour l'évolution féminine
L'évolution des femmes, semée d'embuches et de la disparité des opinions, acquérit un soutient inattendu auprès de certains esprits masculins entre le XVIIIème et le XIX ème siècle.
Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, un grand écrivain français, naît à Paris en 1688 dans une famille noble et aristocratique d'Auvergne, plus précisément à Riom, la ville de sa jeunesse. Marivaux deviendra finalement un Homme de Lettres des Lumières très important, et ce, malgré l'incompréhension de ses pairs à l'égard de ses œuvres. Il s'imposera comme un très grand dramaturge des Lumières avec ses œuvres centrées sur le monde de son temps et les sujets d'actualité, notamment grâce à son éducation noble et sa fréquentation des grands lieux intellectuels et artistiques, comme le Salon de Madame Lambert. Marivaux crée sa première pièce Le père prudent et équitable ou Crispin l'heureux fourbe en 1706 et son premier roman Les effets surprenants de la sympathie en 1713 jusqu'à devenir officiellement un homme de Lettres professionnel en créant son propre journal intitulé le Spectateur français, entre 1721 et 1724. Toutefois, sa folle admiration pour le théâtre sous toutes ses formes, dépasse toute mesure et le pousse à rédiger plus d'une quarantaine de pièces à la fois comiques ou tragiques.
- Son œuvre La Colonie, publiée en 1750, apparaît sous la forme d'une comédie en prose de 18 scènes, et d'un unique acte. Cette œuvre démontre l'attachement de Marivaux pour les débats d'actualités, dans lesquels, certaines femmes prenaient désormais parti. En effet, la fréquentation croissante des femmes dans les salons remit en question leur place au sein de la société, mais aussi une interrogation sur le juste équilibre à adopter avec cet être, rêvant d'émancipation et de légitime considération. Marivaux suivant ce phénomène, s'imposera comme un des précurseurs du mouvement féministe émergeant lentement dans le monde entier. A travers La colonie, l'auteur discrédite les préjugés à l'encontre des femmes, tout en militant indirectement pour leur libération morale. Cette comédie baroque met en scène sarcastiquement sept personnages distincts dans un décor mêlant l'ironie à la polémique.
Contexte de l'histoire
La pièce se déroule dans une île tenant lieu de refuge pour un groupe d'hommes et de femmes, originaires d'un pays vaincu. Les différents personnages sont Arthénice, une femme noble ainsi que la compagne de Timagène, un homme membre de la noblesse ; Madame Sorbin et son époux, l'artisan Monsieur Sorbin ; Lina, la fille de Monsieur et Madame Sorbin, éperdumment amoureuse de Persinet, un jeune homme du peuple ; Hemocrate, un homme de la noblesse ; ainsi que la troupe de femmes à la fois membre de la noblesse et du peuple. Afin de maintenir la bonne entente générale entre chaque individu, les personnages se retrouvent dans l'obligation d'instaurer une politique ainsi que des règles et lois favorisant la bonne conduite de tous. Ainsi, l'élection de deux gouverneurs de l'île est à organiser. Cependant, les femmes, exclues de toute charge politique, refusent de vivre sous cette injustice déloyale et décident d'établir leurs propres lois en élisant à leur tour deux gouverneurs féminins : Arthénice, sous-représentant de la noblesse, et Madame Sorbin, sous-représentant du peuple et du « Tiers-Etat ».
L'indignation féminine
Ainsi, les femmes prennent
la décision irrévocable de bannir l'amour et le mariage, leur apparaissant
comme une servitude indiscutable. Sous cette nouvelle loi instaurée par les
femmes, celles-ci décident de ne plus établir aucun lien avec le peuple
masculin, rendant l'amour entre Lina et Persinet, impossible. Cette situation
devient intolérable au jeune couple. En effet, Persinet se sent mourir
lentement sans sa moitié et précise qu'il n'ira [...]
« jamais jusqu'au souper » car cette « départie [ lui ] procure la mort ». De son côté, lors de sa profession de foi obligatoire contre son amour, Lina ne parvient pas à s'exprimer. La situation devient d'autant plus tendue que l'entêtement d'Arthénice et de Madame Sorbin ne faiblit pas. A la page 111, Arthénice s'exprime et dit : « Je fais le vœu de vivre pour soutenir les droits de mon sexe opprimé ; je consacre ma vie à sa gloire ; j'en jure par ma dignité de femme, par mon inexorable fierté de cœur, qui est enfin par l'indocilité d'esprit que j'ai toujours eue dans mon mariage, et qui m'a préservée de l'affront d'obéir à feu mon bourru de mari, j'ai dit. » Cette citation témoigne de la forte volonté d'Arthémice d'enfin participer à la vie politique et d'être en équilibre juridique face à tout homme. Elle explique plus tard son mécontentements quant aux tâches toujours effectuées par les femmes en faveur de leur époux sans aucune reconnaissance et considération, en expliquant à la page 121 que « c'est à savoir prononcer sur des ajustements, c'est à les réjouir dans leurs soupers, c'est à leur inspirer d'agréables passions, c'est à régner dans la bagatelle, c'est à n'être nous-mêmes que la première de toutes les bagatelles ; voilà toutes les fonctions qu'ils nous laissent ici-bas ; à nous qui les avons polis, qui leur avons donné des mœurs, qui avons corrigé la férocité de leur âme ». Arthénice revalorise sous la forme d'une critique extrême, mais efficace des hommes, la légitime condition de ses paires avec la phrase « à nous, sans qui la terre ne serait qu'un séjour de sauvages, qui ne mériteraient pas le nom d'hommes ». La détermination d'Arthémice d'exhorter son peuple féminin se poursuit à la page 123, avec l'utilisation de phrases fortement polémiques sur le comportement des hommes, chez qui dit-elle : « Tant d'esprit n'aboutit qu'à renverser de petites cervelles qui ne sauraient le soutenir, et qu'à nous procurer de sots compliments, que leurs vices et leur démence, et non pas leur raison, nous prodiguent ; leur raison ne nous a jamais dit que des injures. ».
Un conflit d'intérêt
Du côté des hommes, l'incompréhension demeure. Lorsque les femmes leur font part de leur volonté de participer, elles aussi à la vie politique de l'île, la réaction des hommes se veut totalement indifférente et sarcastique. Arthénice s'adresse aux hommes et leur demande à la page 136 : « Messieurs [...] vous allez faire des règlements pour la république, n'y travaillerons-nous pas de concert ? A quoi nous destinez-vous là-dessus ? », ce à quoi Hermocrate répond naturellement « A rien, comme à l'ordinaire », tandis qu'un autre homme ajoute « C'est-à-dire à vous marier quand vous serez filles, à obéir à vos maris quand vous serez femmes, et à veiller sur votre maison : on ne saurait vous ôter cela, c'est votre lot ». Pour eux, les femmes n'ont pas leur place dans l'organisation juridique et les tâches intellectuelles puisqu'elles demeurent depuis toujours bien utiles dans les tâches domestiques auxquelles eux-mêmes ne sauraient s'exercer. De plus, Hermocrate ajoute à la page 139 de façon vivement narquoise : « Vous n'y songez pas, la gravité de la magistrature et la décence du barreau ne s'accorderaient jamais avec un bonnet carré sur une cornette... ». La scène apparaît injuste quant aux réactions immorales des hommes, se rejoignant toutes, quel que soit leur rang social. L'enchaînement d'irrespect continuel visible à travers la suite du la pièce, déplait fortement à Madame Sorbin, agacée par les remarques misogynes des hommes, et s'exprime dans une longue tirade à la page 145 où, s'adressant à son époux, elle dit :
«Ecoutez-moi
pour la dernière fois cela vaut mieux :
nous disons que le monde est une ferme, les dieux là-haut en sont les
seigneurs, et vous autres hommes, depuis que la vie dure, en avaient toujours
été les fermiers tous seuls, et cela n'est pas juste, rendez-nous notre part de
la ferme ; gouvernez, gouvernons ; obéissez, obéissons ;
partageons le profit et la perte ; soyons maîtres et valets en
commun ; faites ceci, ma femme ; faites ceci, mon homme ; voilà
comme il faut dire, voilà le moule où il faut jeter les lois, nous le voulons,
nous le prétendons, nous y sommes bûtées ; ne le voulez-vous pas ? Je
vous annonce, et vous signifie en ce cas, que votre femme, qui vous aime, que
vous devez aimer, qui est votre compagne, votre bonne amie et non pas votre
petite servante, à moins que vous ne soyez son petit serviteur, je vous
signifie que vous ne l'avez plus, qu'elle vous quitte, qu'elle rompt ménage et
vous remet la clef du logis ».
Madame Sorbin montre à son époux l'intérêt d'un couple sur la même échelle, mais conclut en mettant fin à leur relation.
Le dénouement de la pièce
Finalement, une « foule innombrable de sauvage » est aperçue, coupant court à la conversation. Pour tester la réelle volonté des femmes d'être égales à l'homme, Timagène demande à Arthémice de « d'assembler les femmes » et de commander les troupes masculines et féminines pour « entrer en exercice des emplois militaires ». Se rendant compte de ce que cela impliquait, Madame Sorbin tente de renvoyer le commandement à Monsieur Sorbin en ajoutant sous prétexte, « jusqu'à ce que nous ne sachions le métier ». Monsieur Sorbin insiste, conduisant à l'abandon des deux femmes se renvoyant la faute. Arthénice « renonce à un projet impraticable avec elle », tandis que Madame Sorbin ajoute que « sa sotte gloire me raccommode avec vous autres ». Enfin, Madame Sorbin ajoute d'une façon comique « Viens, mon mari, je te pardonne ; va te battre, je vais à notre ménage ».
Finalement la situation est résolue mais n'a pas abouti. Voyant les responsabilités qu'entraînait le gouvernement d'une terre et les risques encourus, les femmes se sont repliées sur leur décision de participer à la politique de l'île. La dernière phrase de la scène par Timagène se voit vivement ironique puisqu'il s'écrie : « Ne vous inquiétez point, Mesdames ; allez vous mettre à l'abri de la guerre, on aura soin de vos droits dans les usages qu'on va établir », traduisant de l'absence de quelconque changement dans l'organisation politique de l'île.
A travers cette pièce, Marivaux se voit comme un porte-parole de la voix féminine, mais la caractérise de façon plutôt ironique. La comédie n'ayant pas uniquement qu'un but ludique pour le spectateur, elle établit ici une réelle satire d'une société majoritairement masculine où la parole des femmes n'est pas entendue ou considérée. Avec cette comédie, Marivaux tente de sensibiliser le peuple à ces femmes, trop peu considérées et méritant elles-aussi de bénéficier de droits équitables avec l'homme. Ici, la question d'égalité entre les sexes est clairement évoquée, rendant Marivaux l'un des précurseurs du grand mouvement féministe du XXème siècle.